Dans sa vie d’adolescent bouillonnant, il avait ses règles de base et ses principes de liberté. Ne pas nuire à l’autre, ne pas empiéter sur l’autre. Il respectait l’autre qui le respectait. A choisir, il préférait être respecté qu’être aimé. Il voulait vivre en homme libre de corps et d’esprit ; en libertaire dans une société régie par des interdits et des tabous.

Je l’ai très peu fréquenté pour des raisons de parcours diffèrent, d’enfance et de jeunesse d’un côté et professionnel de l’autre. Je l’ai connu comme tous les jeunes Iwaquren, dans les années soixante-dix, en Algérie. On jouait au football pendant les vacances scolaires et tous les weekends. Je l’ai côtoyé en France, quand j’étais étudiant au début des années quatre-vingt. Il avait passé plusieurs semaines au côté de son oncle maternel Ammar AZOUG hospitalisé pendant plusieurs mois suite à une agression dans son Taxi. Par la suite, on se rencontrait à chaque fois qu’il revenait passer des vacances, à Paris.
Qui est Mohand Akli.
Il était un enfant d’une famille traditionnelle Iwaquren, de père émigré et de mère femme au foyer. Les familles Boukerrou du père et Azoug de la mère sont discrètes. Son père l’était moins pour ses réponses et ses réparties qui faisaient ‘mouche’. On ne sortait pas indemne de ses phrases piquantes si on plaisante trop avec lui. Mohand Akli, était l’ainé des quatre frères et sœurs, lui-même père de quatre enfants. Il avait arrêté ses études très tôt, à l’école primaire, sans obtenir de diplôme. L’école est un environnement qui ne lui convenait pas du tout. Son tempérament de garçon ‘incontrôlable’ n’était pas compatible avec l’exigence de rester assis huit heures sur une table à écouter et obéir à un maitre. Il était un ‘rebelle’, ou plutôt un excentrique du village, parmi quatre ou cinq autres adolescents de son âge. Il n’aimait pas vivre sous un ordre établi, sans pour autant virer dans l’anarchie ou la délinquance. Il aimait l’ordre, mais le sien.
Il était, ce qu’on appelait à l’époque, ‘une tête brûlée’ qui n’avait peur de rien et qui s’en foutait de ce qu’on dira-t-on sur lui. Pour nos parents, il n’était pas un exemple à suivre. Selon eux, son chemin ne correspondait pas à celui qu’ils voulaient nous traçaient. Ils nous éduquaient avec un mot d’ordre ‘HEMMA’ (qui veut dire attention) qu’on appliquait sans se poser de questions. C’est le mot qu’on dit à un bébé quand il s’approche d’un danger. Nous, on exécutait les ordres des parents comme le pratiquant musulman sunnite appliquait le hadith du Prophète. Nous étions une génération élevée dans le concept ‘de HEMMA’. On était sous une cloche d’interdits. ‘Ne prend aucun risque, ne tente rien de ce que tu n’aies jamais fait en dehors des études, ne joues pas etc…’. La seule activité autorisée était celle d’étudier. Lui ne voulait pas de ce mot ‘HEMMA’. Il fonçait et découvrait en apprenant de ses actes et de ses erreurs. Il voulait tracer son parcours, seul, sans l’aide de quiconque en assumant les conséquences.
Mohand Akli, ne rentrait donc pas dans le moule de l’éducation rigide et stricte Iwaqueren. Cette éducation était certes légitime et indispensable mais sans doute discutable avec le regard d’aujourd’hui. Ses règles traditionnelles pleines d’interdits étaient très contraignantes. Et quand quelqu’un n’acceptait pas ses règles, il allait vivre ailleurs, en ville, car il fait tache à la famille dans le village. La règle implicite était : ‘soit tu te ranges où tu ‘vas ailleurs’ où on ne te verra pas’. Là-bas, tu feras ce tu voudras, loin du village’. Cette méthode à été très efficace pour bon nombre de nos adolescents et jeunes. Ils se sont souvent bien débrouillés à l’extérieur. C’est ce qu’a fait Mohand Akli. Il avait saisi la chance que lui avait offert son cousin algérois pour se former, chez lui, à l’âge de 15 ou 16 ans.
Dans sa vie d’adolescent bouillonnant, il avait ses règles de base et ses principes de liberté. Ne pas nuire à l’autre, ne pas empiéter sur l’autre. Il respectait l’autre qui le respectait. A choisir, il préférait être respecté qu’être aimé. Il voulait vivre en homme libre de corps et d’esprit ; en libertaire dans une société régie par des interdits et des tabous. Mohand Akli ne voulait subir aucune contrainte, fût-elle parentale. S’il était né dans une société ouverte d’esprit, avec la culture éducative actuelle et le respect dû à l’enfant, il aurait été considéré comme ‘un futur génie’. D’ailleurs son intelligence et son art du métier l’ont montré à l’œuvre.
On l’appelait Boukerrou,
C’était son nom, c’était ainsi qu’on l’appelait. Evoquer Boukerrou, pour les étrangers, c’est l’électricien-auto Awaqur. Pour nous Iwaquren, chacun y mettait son contenu, selon les générations. Un bosseur infatigable dans son métier, il ne s’arrêtait jamais. Une ‘tête brûlée’ qui n’a peur de rien. Un grand professionnel de l’électricité-auto. Un homme un peu trop généreux. Un épidermique qui réagit au moindre faux pas sur ses principes ou à la moindre question indiscrète. Un intempestif qui ne supportait pas les situations déplaisantes. Etc…Quelques fois, il avait l’humour de son père en réagissant avec des phrases qui secouent. Avec toute la diversité des qualificatifs, on aboutissait à la même personne physique, Mohand Akli. Le nom de Boukerrou dans la région était comme un nom d’une tribu, d’un monument de la région, d’un guérisseur ;….Un nom de quelqu’un de bien identifié. Comme si dans le village il n’y avait que lui des familles Boukerrou.
Mohand Akli, le mécène d’une jeunesse à reconnaître.
Son décès m’a laissé une impression d’avoir perdu un être proche ou un ami. Son visage et ses souvenirs, peu nombreux pourtant, reviennent souvent au-devant de mes yeux, sans y penser. Je ne dois pas être le seul, dans ma génération. Il est des gens qu’on connait peu intérieurement et intimement, qui marquent la mémoire. Mohand Akli est de ceux-là. Il y’a bien une raison, me suis-je interrogé ? Si on est attentif, rien dans la vie, sentiment ou acte, n’est fortuit. Tout s’explique. Presque rien n’est dû au hasard. Pourquoi donc sommes-nous nombreux à sentir un vide après sa disparition ? Pourquoi donc étais-je si touché ? Je pense avoir trouvé, au moins, une raison. En remontant dans le temps, et en fouillant dans ma mémoire, j’ai trouvé qu’il représentait quelque chose, pour notre génération.
Il était le seul, hors de nos proches, qui nous avait offert collectivement, des moments de bonheur et d’enchantement dans notre adolescence. Celui qui nous permettait de passer les weekends des années soixante-dix, heureux. Il nous donnait ce que nos parents ne pouvaient pas nous offrir et s’ils le pouvaient ils ne l’auraient pas fait. Il était le fournisseur du ballon de football en cuir, produit cher, à nous adolescents de familles pauvres. Le football était notre principale activité distractive. On n’avait ni bibliothèque, ni cinéma, ni théâtre…Aujourd’hui il serait l’équivalent d’un sponsor ou du ministère des sports des pays développés. Il avait inconsciemment répondu à un besoin social d’une génération, celui d’être occupé par une activité sportive au lieu de rester oisif voire de dévier vers une activité malsaine. Il était comme un grand frère. On aimait ce qu’il nous faisait, mais on n’appréciait pas la juste valeur de son acte, à l’époque. Je pense qu’il était parfaitement conscient de la joie qu’il nous apportait. Je pense aussi qu’il ne comptait pas ce que cela lui coûtait, il le faisait sans calcul. Il le faisait, naturellement, comme si nous étions ses frères. Dès qu’un ballon était crevé, il revenait avec un nouveau, le weekend d’après. Pourquoi faisait-il cela ? On ne lui disait même pas merci, en signe de reconnaissance.
Il pratiquait ce sport qu’il aimait autant que nous dans les règles de l’art. Il s’habillait toujours avec la tenue réglementaire. Il était l’un des rares à jouer avec un short, un tee short, des bas et des ‘souliers de foot’ en cuir et crampons. Il avait les moyens et il avait dépassé les tabous de pudeur qui pesaient sur nous qui étions restés dans le village. On osait pas se mettre en short et montrer nos cuisses. Nous attendions les samedis et les dimanches comme on attendait un parent qui allait nous ramener un cadeau. Il était notre mécène.
Cet acte remonté à la surface de ma mémoire explique, entre autres, la raison de mes souvenirs et de mon estime de Mohand Akli. Est-ce que cette raison est partagée par d’autres, je l’espère.
Le jeune Boukerrou
Sa chance est venue de son cousin propriétaire d’un garage d’électricité-auto à Alger. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’etrier. Mohand Akli n’attendait finalement qu’une opportunité à saisir pour exprimer ses capacités positives. Et il l’avait eue. Il avait commencé à travailler très jeune, à l’âge de quinze ou seize ans en qualité d’apprenti à Bab El Oued, Alger. Très vite, il était devenu un grand professionnel du métier sur lequel comptait beaucoup son cousin patron. Par la suite, il lui avait confié la responsabilité et les clés du garage. Mohand Akli avait pris une autre dimension sociale. Il s’était transformé et métamorphosé aux yeux d’Iwaquren. Du mauvais exemple à ne surtout pas suivre à Raffour, il était devenu plus que fréquentable, il était ‘l’ami’ courtisé par Iwaquren algérois.
A Raffour aussi l’image de Mohand Akli avait changé en bien. Toujours habillé proprement et à la mode de l’époque, il vivait avec son temps. Pantalon patte d’éléphant, chemise cintrée et chaussures avec de hauts talons. Ne se fixant pas de contraintes pour s’offrir ce qu’il désirait, il s’était offert, peut-être le premier, un ‘mange-disque’ portable. Je me rappelle de ma rencontre avec lui une fin de matinée, près de notre maison de Tansawt à Iwaquren, assis sous un chêne pour pique-niquer. Il avait posé son repas froid, étalé par terre, composé de pain, de fromage ‘camembert’ et de sardines en boite. A côté, il avait son mange disque avec une chanson de Atmani intitulée ‘Adunith Am Lahmum’, un tube de l’époque. J’avais partagé avec lui un agréable moment en dégustant ce fameux fromage. Il était le seul à pouvoir s’offrir ce genre de petit plaisir.
Sorti du lot par ses propres moyens, il devenait un jeune d’une vingtaine d’années aisé, en gardant les pieds sur terre et sans écraser les autres. Avoir une voiture à l’époque n’était pas à la portée de l’algérien moyen. Il y’avait à peine trois ou quatre dans le village ; elles appartenaient à des commerçants. Mohand Akli en avait une belle Peugeot 504 blanche d’occasion, très cotée en Algérie à l’époque. Il la bichonnait et l’entretenait impeccablement. L’intérieur couvert de velours, jusqu’au volent. Elle était toujours propre à l’intérieur comme à l’extérieur. Il faisait le trajet Alger – Raffour les yeux fermés. Il m’avait pris une ou deux fois pour me rendre à Boumerdès où j’étudiais à la fin des années soixante-dix. Il conduisait vite, très vite même, au point qu’on avait peur de monter avec lui. Heureusement, à ma connaissance, il n’avait jamais eu d’accidents. Il était un fan de l’automobile qui aurait pu devenir un pilote de la formule 1.
Boukerrou, l’adulte, l’anti affairiste et l’anti ‘argent en abondance’ !
Il aurait pu devenir milliardaire aujourd’hui s’il l’avait voulu. Il était revenu dans sa région où il avait ouvert un garage à Chorfa, dans le début des années quatre-vingt. Très vite, il avait attiré une clientèle importante. Son affaire florissait. Son professionnalisme et son sérieux étaient connus dans toute la région. Il était la référence en électricité auto. Une vingtaine d’années plus tard, de patron qu’il était, il devenu salarié d’une entreprise locale de Raffour avant de prendre sa retraite il y a six ou sept ans. Il ne s’était jamais fixé un objectif d’être un riche, alors qu’il pouvait le devenir. Il avait vécu comme il voulait, sans aucun regret. Il ne s’était jamais assis à Tajma3it pour palabrer ou raconter sa vie et ou celle des autres. Son cercle d’amis très restreint se retrouve les fins de journée autour d’une table au café de ‘Boutemeur Larbi’. Jusqu’à sa mort, il y a quelques mois, il avait toujours travaillé sans prendre de vacances sauf quelques escapades qu’il s’était permis en France dans les années quatre-vingt.
J’ai écrit ce coup de cœur pour partager ce que je sais ou pense savoir sur Mohand Akli. Aux lecteurs qui le peuvent, je vous remercie d’écrire un message du cœur, une anecdote ou un de ses gestes qu’il avait faits pour vous. Sans plus.
HAMICHI SAID