
Depuis quelques années, je ne me retrouve dans aucun camp politique, religieux ou social. En libre penseur, il m’arrive de rêver d’un monde idéal, dépouillé d’égoïsme et d’hypocrisie. Dans mes pérégrinations nocturnes, j’ai fait des rencontres surprenantes dont une invraisemblable, celle d’avec le ….
Je suis tombé face à lui dans une ruelle déserte d’une ville dont je ne me souviens ni du nom, ni de l’endroit exact. Il faisait un temps d’été avec un soleil couvert d’une fine couche de poussière brumeuse ocre. J’étais transporté dans un ‘no man’s land’. J’errais dans une rue rectiligne, avec des maisons de construction artisanale sans urbanisme, des silhouettes d’immeubles au loin et de nombreux ‘guitouns’ – tentes disséminées un peu partout. C’est un paysage indéchiffrable architecturalement, comme il en existe dans des pays, qui superposent les cultures sans les comprendre, où la modernité est matérielle mais l’usage anarchique, où l’extérieur appartient à celui qui le salit et qui hurle. Les semblants de trottoirs ensablés étaient envahis par des chiens errants affamés. Leurs peaux collées sur leurs cages thoraciques transparentes montraient les côtes telle une radiographie. Des chameaux, près des tentes, paissaient je ne sais quoi, dans du sable. Cette image m’évoquait une région qui m’était familière, dans sa description. Elle était un décor qu’utilisaient les hommes d’une certain âge pour parler d’une contrée lointaine. Ils s’y rendaient pour se rapprocher de Rabbi et de son illustre guide spirituel qu’il leur avait désigné, il y a quelques siècles.
Au loin, je percevais une silhouette chancelante qui se parlait à voix basse mais audible. Elle gesticulait et balançait sa tête comme l’aiguille d’une horloge, sans bruit. Et quelques fois, elle s’arrêtait pour se taper le front et faire des gestes interrogatifs de la main, avant de poursuivre son chemin. Elle se dirigeait vers moi. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, je saisissais quelques mots prononcés avec un accent particulier et un débit accéléré. Est-ce un ivrogne qui sortait d’un bar, chassé par le propriétaire après avoir assez bu, me suis-je interrogé ? Ou un drogué qui venait de quitter une cabane après avoir fumé un joint, en cachette ? Avec un peu de raison, je me suis dit que mes suppositions sont incongrues et inappropriées avec ce paysage désertique. Il doit, plutôt, s’agir d’un mirage ou d’une personne très perturbée qui s’est égarée.
Quelques instants plus tard, la silhouette devenait un corps d’un humain toujours en mouvement. Elle sortait du brouillard de poussière et de sable. Le chancellement s’estompait, le corps droit et la tête baissée. La langue se précisait, elle n’était pas la mienne, mais je la comprenais. Je l’avais apprise à l’école. Les phrases que j’entendais avaient un sens qui me rappelait ce que j’avais entendu ailleurs. Elles s’adressaient à Allah pour l’implorer. Arrivé près de moi, je découvrais un visage et une morphologie qui ne m’étaient pas étrangers. Cette créature, je l’avais rencontrée, il y a très longtemps, dans un autre environnement. C’était sans ma Kabylie verdoyante, habitée par des hommes, des femmes et des enfants reconnaissables à leur tenue signifiante et à leur attitude respectueuse d’autrui. Cette personne semblait, aussi, me reconnaître. Elle avait soulevé sa tête un sourire aux lèvres. Mon visage était resté fermé. J’étais méfiant. Certains souvenirs commençaient à remonter de ma mémoire ; ils n’étaient pas porteurs de joie et de bonheur.
Nous nous croisâmes sans nous arrêter ni nous parler. Nous continuâmes notre chemin, chacun dans sa direction, en s’ignorant mutuellement. Quelques pas plus loin, nous nous sommes retournés spontanément, en même temps, lui toujours avec un sourire et moi le visage interrogatif. Nous nous sommes fixés du regard, puis sommes revenus sur nos pas pour se dévisager, face à face. Il s’agit bien de lui. Il était une ombre avec laquelle j’avais vécu depuis ma naissance en pensant qu’il était kabyle. Par sa présence permanente à la maison, je pensais même qu’il était un proche. Cependant, il ne me gênait pas. Il restait à sa place et ne se mêlait pas de notre vie. Mon père dans un premier temps et ma mère par la suite l’invoquaient, cinq fois par jour à la maison. Ils avaient des rendez-vous quotidiens pour lui réciter toujours les mêmes leçons ; ses leçons et lui qu’ils avaient retenues sans passer par l’école. La foi peut faire des miracles. A la fin de leur récitation, ils faisaient des requêtes, toujours les mêmes : veille sur les enfants, préserve notre santé, protège nous des mauvaises nouvelles, etc…. Avec mes souvenirs, il me semble qu’il n’avait pas répondu à toutes leurs requêtes, pourtant nombreuses et répétées. Peut-être n’avait-il pas entendu ou n’avait-il pas compris leur langue ?
Effectivement, nous nous connaissons de longue date. Je l’avais même fréquenté pendant six mois quand j’avais douze ans. Nous nous rencontrions dans un endroit où il donnait rendez-vous à plusieurs personnes, que des hommes, en même temps et aux mêmes horaires. J’avais fini par comprendre qu’il ne s’adressait pas qu’à moi. Alors, je ne voyais aucune raison de continuer de le voir puisque lui il ne me voyait pas et il ne me distinguait pas des autres. Un jour, j’avais décidé de ne plus me rendre à son rendez-vous. Il ne s’était même pas rendu compte, d’ailleurs. Finalement, il m’ignorait, me suis-je dit. On s’était séparés sans avoir discuté des raisons. Depuis, on ne s’était plus revu ; je l’évitais ; je dirais que je le fuyais, car il est partout.
Après les ‘salam aleyk’ d’usage chez lui le ‘amek talid’ de chez moi, nous avons commencé par constater que nous avons peu changé physiquement, lui autant que moi. Il était moins typé, toujours barbu et sans moustache. Il était vêtu avec des habits reconnaissables par leur ampleur qui ne laisse pas paraître la forme du corps. Il les portait depuis le sixième siècle. Ma physionomie avait changé aussi avec l’âge. Ma calvitie avec une peau blanche réfléchissait les quelques rayons de soleils qui s’aventuraient dans cette couche de poussière. Mes vêtements épousent les formes de mon corps. J’ai abandonné les habits traditionnels de mes ancêtres mais j’ai conservé le plus important, leur culture et leurs traditions. Nous avons échangé sur nos parcours, nos rencontres et nos vies. Dans un premier temps, nous nous sommes accusés mutuellement, d’avoir changé. Mais, nous nous sommes rendus compte que fondamentalement nous étions fidèles, chacun à ses principes. Soudain, il s’était mis à me parler sans contrainte et en toute transparence. Il avait le cœur gros. Il m’avait dit qu’il venait de vivre une suite d’événements de là où il venait qui l’ont dépité, chamboulé et choqué. J’ai été trahi, torturé, maltraité, manigancé et salit ; répétait-il sans cesse.
Voici quelques éléments descriptifs de ce qu’il vient de vivre avant de me rencontrer : j’ai été mâchouillé par un énergumène pendant une heure dans un endroit où il n’y avait que des hommes. Il m’avait interprété honteusement sans que les dizaines de soumis qui l’écoutaient ne réagissent. Ensuite, la même personne, connue de tous par ses frasques, m’avait emmené chez elle. En arrivant, elle m’avait jeté dans coin pour se libérer, soulagé d’avoir accompli sa mission en laquelle elle n’avait jamais cru. Elle était une mission d’avoir plus que de devoir. Profitant d’un moment d’inattention, j’avais réussi à sortir subrepticement pour respirer et me plaindre à mon créateur. Malheureusement, je suis tombé dans un autre traquenard. J’ai été récupéré par un riche commerçant pour servir de caution dans un mariage arrangé avec les parents d’une jeune enfant de 13 ans. La séance a été longue avant d’être mis de côté et de festoyer sans vergogne. Pendant leurs agapes, j’ai fui les scènes qu’aucune morale ne peut admettre. Mais, toute la région leur appartient, j’étais arrêté par un groupe de militaires devant un immeuble. Ils m’ont fait monter dans une pièce pour valider un massacre contre une communauté d’une autre ethnie. Ils ont également planifié une agression contre un pays voisin et soi disant frère qui partage les mêmes valeurs. Un grand brun distingué, moustachu m’avait ordonné de témoigner de son droit de se defendre contre des mécréants. Le même groupe m’a orienté dans une autre salle de négociation d’achats d’armes avec des mécréants. Là on m’a demandé de bénir cette transaction douteuse. J’arrête ma souffrance car dans d’autres pays nouvellement alignés sur ici, la situation est inqualifiable par leur ignorance et leur sauvagerie. Ils me font faire ce que mon créateur n’avait jamais imaginé. Il n’avait jamais pensé qu’un jour un être humain pourrait atteindre un niveau de cruauté.’
Ce qui ressortait de nos échanges était surprenant et réconfortant. Fondamentalement, nous n’avons pas changé. Notre approche de l’être humain est restée constante ; à savoir le respect et la tolérance, la liberté de conscience, l’esprit et la raison.
Mais alors, pourquoi étions-nous séparés, l’ai-je interrogé ? Il s’attendait à ma question. Il me prend par le bras et me demande de faire un bout de chemin ensemble pour continuer l’échange.
– Mais où allons-nous, où m’emmènes-tu, moi je vais à l’opposé de ta direction, lui ai-je dis ? Je ne compte pas rebrousser mon chemin, j’avais déjà perdu assez de temps de là ou je viens ?
– Ton chemin et ta direction ne mènent pas vers une meilleure destination, crois-moi, me répondait-il. Je connais mieux que toi là où tu vas. Je connais ta sensibilité et me rappelle ton analyse de la vie, l’importance que tu accordes au comportement humain avant toute considération. Je sais que, là où tu vas, tu ne te plairas pas non plus. C’est un monde factice, sans principes ni humanisme.
– Mais mon cher, de là où je viens et où tu veux que je m’y rende, il m’a fallu des années pour comprendre les nuisances que j’ai subi jusqu’à la falsification de mon identité et la destruction volontaire de mes racines. Alors de grâce, ne recommence pas ce que tu m’avais fait endurer avec roublardise, promesses de paradis et d’usage de violence quand je ne voulais pas te croire.
– Tout ce que tu dis est vrai, je l’avais fait. Il ne sert à rien de le nier et de te mentir. De toute façon, je suis identifié au pire des maux. Mais, oublies-tu que je suis une littérature rédigée par des érudits d’une certaine ère qui voulaient laisser une trace dans l’histoire. Ces écrits, en langue effacée aujourd’hui comme leurs auteurs disparus il y plus d’un millénaire, sont récupérés par des personnages dont le seul motif d’existence est de nuire eux aussi, pour laisser leurs noms dans l’histoire, mais une autre histoire.
– Alors, si tu es conscient de tout cela, pourquoi les laisses-tu faire ?
– Je n’ai aucun pouvoir pour punir. Je suis une ‘science molle’ que chacun peut mâchouiller à sa guise dès lors qu’il m’a appris. Mais, après la torture inqualifiable, je reviens à mon état initial, en attendant d’être repris par un autre. Je te fais remarquer que ce sont toujours les hommes me torturent et me triturent, jamais les femmes.
– Alors, je t’explique mon raisonnement qui a abouti à ma décision de prendre mes distances avec toi. Je n’ai pas pris ma décision d’un coup de tête et tu le sais. Je suis passé par trois phases. Et là, un appel de cinq hauts parleurs ma réveillé en sursautant dans mon lit…..
Saïd HAMICHI