Il est en bonne santé, à 82 ans; il a quatre garçons éduqués; il a ‘servi’ les libérateurs du pays; il a toujours travaillé, jusqu’à ce jour, comme il voulait; il est une source de paix; et il n’a pas de problèmes. N’est-ce pas cela le bonheur !

Il est un homme qui a échappé, à la mort, au temps et à ses tribulations. C’est un ‘philosophe convaincu’ que la vie est un cadeau offert à sa naissance. Depuis, il l’ouvre avec délicatesse, le découvre avec appétence et en jouit sans retenue. Il en a profité et continue d’en profiter pour vivre heureux mais en la respectant. A 82 ans, Amar n’a jamais eu de problèmes, il l’affirme sincèrement ! Amar peut être marqué mais il ne garde aucune trace. Tout ce qu’il a vécu jusqu’à maintenant était ‘normal’. Les enfants malades, c’est naturel, ils m’inquiètent ; mais ce n’est pas un problème. Se préoccuper pour les faire nourrir, c’est normal pour un père de famille, c’est une responsabilité à assumer. Ne pas avoir d’argent quelques fois, c’est normal, il n’avait pas travaillé. Ne pas tomber malade à ce jour, à 82 ans, c’est normal, il vit sans stress et sans haine, sans jalousie. Avoir servi son pays pendant la guerre et être ignoré par celui-ci, il n’en fait pas ‘une guerre’. S’être égaré et avoir oublié sa mère pendant sept ans, il ne se l’explique pas, il dit simplement, ‘j’étais bien, c’était la meilleure période de ma vie’. Avoir donné un dossier, pour faire reconnaître son service rendu à la révolution algérienne et ses droits, à deux personnes iwaquren qui n’ont jamais répondu, il le regrette et il dit ‘koulef gassen rebbi ‘. Une complainte sans haine ni violence, il les confie à rabbi pour les punir. Ne pas avoir eu un père pendant son enfance, son adolescence et sa jeunesse, ne le trouble pas du tout. C’est un fait.
Il a trouvé les ingrédients du son savoir-vivre avec peu et du savoir-être serein ; peut-être même du bonheur. ‘Sa recette’ aurait pu servir à d’autres si ce n’est son illettrisme et sa tendance ‘de solitaire’ très peu loquace. Il ne peut, hélas, partager sa vision et sa philosophie de la vie.
Qui est Amar
Il est, d’apparence, un homme des plus ordinaires avec lequel les échanges sont des plus banals. Extérieurement, il est reconnaissable et unique, dans le village. Il est blond aux yeux bleus, une taille fine et svelte d’un mannequin, avec une voix aiguë et un regard doux d’un enfant. Toujours bien habillé et bien rasé ; c’est sa marque d’élégance. Il aime être ‘propre’ physiquement, professionnellement et moralement. C’est un ‘gentleman charmeur’. Telles sont les caractéristiques morphologiques de l’homme de paix qu’il est, obéissant, serein et acceptant la vie et son sort sans se poser de questions métaphysiques.
Quand on s’adresse à lui, on remarque ses phrases simples et intelligibles qui ne prêtent à aucune interprétation. Les sujets de discussion portent sur le présent, sur le passé si on le sollicite, rarement sur le futur. Ce n’est pas un locuteur qui ‘jongle’ avec un riche vocabulaire et des réparties. Il parle doucement en prenant le temps d’écouter et de s’exprimer calmement. Sans ami ni ennemi, il est un solitaire qui évite les confrontations autant que les affinités. Il respecte tout le monde, jeunes ou moins jeunes ; femmes ou hommes ; citadins ou montagnards ; instruits ou illettrés. On le croise, dans les rues de Létoile, toujours occupé sans pour autant être stressé. Quand il sort de chez lui, il a une raison. Alors, toujours à pied, les mains d’Amar sont chargées de sachets de courses alimentaires, le lait, les légumes, les bouteilles d’eau. Et, quotidiennement, vers seize ou dix-sept heures, jusqu’à récemment, il vaque à son gagne-pain, la vente de cacahuètes. Son fonds de commerce tient dans une caisse suspendue au cou avec une lanière remplie de sachets de son produit de ‘plaisir’. Son local, occupe une petite place d’un mètre-carré en plein air sur la nationale 5. Son produit s’étale sur une planche rectangulaire de cinquante centimètres sur soixante, posée sur une caisse en plastique. Aller à Tajma3ith s’asseoir avec d’autres comme le font iwaquren, ne fait partie ni de ses habitudes ni de sa ‘culture’ associative. Parler de la politique ne l’intéresse point, il sait qu’en Algérie, les gens sont blasés, ils se plaignent de leur existence sans horizon et sans solutions. Il les comprend, ses enfants le font aussi. Il évite ce sujet car sa vie le comble affectueusement et matériellement. L’Algérie est son pays qu’il aime et qu’il n’a pas quitté pour vivre ailleurs. Il a contribué pour le libérer et a échappé à la mort de justesse. Il a failli être exécuté par l’armée française pour service rendu, à l’âge de dix-sept ans. Parler de l’histoire, il a été un acteur, adolescent. Parler des autres, il n’a aucun intérêt et il ne sait pas faire. Enfin, raconter sa vie, si on l’y invite, il le fait sans vantardise, sans exhibition ; il n’a pas le vocabulaire fanfaron du ‘moi je’.
Dans notre univers d’exhibition effrénée, de concurrence dans la débilité, de jalousie dans la bassesse et de l’ego démesuré ‘je sais tout et j’ai tout fait’, les personnes comme Amar sont marginalisées ou gardent, elles-mêmes, une distance de raison avec la société. C’est un homme remarquable physiquement qu’on ne remarque pas moralement. Un homme avec une richesse intérieure qu’on ne découvre que si on est pauvre. Un homme attaché à Iwaquren qu’on pensait égarer quand il était jeune boulanger errant. Enfin, un homme connu sans être reconnu. Notre discussion m’a révélé en lui, une sagesse attachante, une crédulité désarmante et une positivité relaxante. J’avais, face à moi, un homme de quatre-vingt-deux ans, dans un corps d’un jeune trentenaire avec un esprit d’un sage moine tibétain. Dans la narration sur sa vie, l’usage des mots difficultés, douleur, problèmes, dégoût, lot du quotidien des algériens, étaient absents. Son visage et son ton n’exprimaient ni amertume, ni rancune, ni remords, ni regrets. C’est ce qu’on appelle la sérénité. Quand il se remémorait certains moments, ses yeux, ses paupières et son front qui se plissaient, trahissaient une nostalgie de sa vie de jeune boulanger, en particulier à Blida. Interloqué par une telle plénitude, je lui ai alors posé la question : as-tu eu ‘des problèmes’ au cours de tes quatre-vingt-deux, Amar ? Sa réponse avait fusé sans hésitation, jamais ‘a Sa3id, la3mar s3igh a problème’ – je n’ai jamais eu de problèmes, Saïd. C’est ce qui m’a incité à écrire et publier son récit.
Le jeune qui a échappé à l’exécution
Il est né en 1940 à Taddert Nljdid Iwaqren dans la maison de son grand-père maternel. Sa mère était divorcée d’un père de caractère trempé et d’une dureté d’un montagnard. Elle ne s’était jamais remariée, jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingt-cinq. Elle était l’une des rares femmes qui ‘chiquait’ en public dans le village. Ceci était un signe de liberté notoire dans une société où cette pratique était ‘honteuse’ et réservée aux hommes. Au remariage de son père, Amar était ignoré, il ‘est parti avec sa mère’, c’est le verdict de la famille du père kabyle, peu importe les circonstances. Affectueusement et matériellement, il n’avait pas sa place dans ‘la maison de son père’. Il s’était donc retrouvé, dès sa naissance, chez son grand-père maternel, Hamou Ouaziza, qui l’avait élevé. Amar avait ainsi grandi sans avoir vécu avec ce père paysan jovial, souriant et quelques fois plaisantin.
Au déclenchement de la guerre d’Algérie en 1954, il avait quatorze ans. L’adolescent a été choisi pour apporter sa contribution dans la guerre d’Algérie sans qu’on lui ait demandé son avis. Sur décision du responsable politique Arib Hocine, il a été désigné comme le coursier – approvisionneur des combattants, en viande fournie par Lhocine Oucchabi, boucher à Selloum. Amar livrait, sept à dix kilos de viande trois fois par semaine, au domicile du combattant Mejdoub Mohand Arezki où son épouse Sadaoui Mammes, était chargée de la préparation des repas. Cette mission délicate et très risquée était vitale pour les combattants. Elle exigeait de la confiance, de la discrétion, de l’obéissance et de la fiabilité du ‘missionnaire’. Arib Hocine avait jugé qu’Amar remplissait toutes les qualités requises pour cette mission, il l’avait certainement remarqué chez sa cousine, la belle-mère d’Amar. De plus, la physionomie d’un adolescent de teint ‘européen’, blond aux yeux bleus, a certainement été un atout supplémentaire dans sa désignation. Arib Hocine avait peut-être pensé que la physionomie d’Amar pouvait avoir une influence positive sur les militaires français qui ont un faible pour ceux qui leur ressemblent. Ceci n’est qu’une hypothèse de ma part. C’est ainsi qu’Amar est intégré dans la lutte pour la libération du pays. Il n’avait pas à réfléchir, on ne l’avait pas consulté ; c’était un devoir de citoyen, même adolescent. Il devait faire ce qu’on exigeait de lui. La mission s’est déroulée sans anicroches jusqu’au 28 juillet 1957. Cette date a marqué la vie d’Amar. L’armée française le recherchait sur la base d’un signalement physique. Elle avait organisé un ratissage suivi d’un rassemblement de la population, comme toujours, les hommes séparés des femmes dans deux endroits différents. La sœur d’Amar, connaissant l’activité clandestine de son frère et craignant pour lui, l’avait caché parmi les femmes en le déguisant en jeune fille. C’était la peur de sa vie, son existence tenait à un cheveu. Pour des raisons qu’il n’est pas judicieux d’évoquer ici, c’est Houchat Amar, un jeune blond qui ressemblait à Amar qui a été arrêté, emmené à Saharidj et fusillé sur place. Amar sait ce qui s’est passé et les raisons de l’exécution de Amar Houchat à sa place ; il ne souhaite pas les évoquer. Je pense que ce moment et cet événement ont fortement influencé sa personnalité. En est-il conscient ? J’en doute.
A suivre : le boulanger errant heureux
Saïd HAMICHI