Tajma3it, Abassel et El Kanoun (âtre) : le temps qui passe, les efface ; ‘sauvons’ leurs traces.

Remerciements : Je remercie Dalila Amarouche, la poétesse, Mhend Mensous et Maamar Madaoui de m’avoir apporté une aide précieuse pour obtenir certaines informations. Par ailleurs, toute contribution pour enrichir, apporter des précisions ou des rectifications, sera la bienvenue et sera intégrée.

Au fil du temps, ‘Tajma3it, Abassel et El Kanoun (âtre), ’ étaient devenus des ‘universités publiques’ ouvertes à tous et toutes, mais séparément. ‘Les enseignant(e)s’ étaient des personnes expérimentées, d’un certain âge, dotées d’un sens de pédagogie et de sagesse élevé. Les connaissances et les savoirs acquis dans ces espaces, constituaient le patrimoine culturel et éducatif de tout Awaqur et de toute Tawaqurt.

Bébés, nous avons tété le lait maternel. Enfants, adolescents puis adultes nous avons ‘tété’ les valeurs et les principes Iwaquren dans ‘trois sources’, ‘ Tajma3it, Abassel et El Kanoun (âtre). La fidélité iwaquren à leur terre n’est pas ‘un don du ciel’ ; elle vient de ces trois ‘sources’ et de nos ‘anciens’, ‘enseignants forgerons’ du verbe kabyle (dixit Ait Menguellet). L’ensemble constituait la base du modèle social et éducatif construit et perpétué par nos aïeuls depuis des siècles. Tajma3it, Abassel et El Kanoun (âtre), étaient encadrées par ‘Le Kanoun’ n’taddert – le règlement du village, garantie de solidarité, de dignité et de respect. Malheureusement, nous assistons impuissants au démantèlement caractérisé de certains de nos principes emblématiques. 

La ‘parole donnée’, devise chère à iwaquren n’a plus cours. Elle est enveloppée dans ‘incha allah’ qui cache la certitude qu’elle ne sera pas tenue. Tajma3it lieu ‘sacré’ d‘échanges, de respect et de formation d’adultes, est devenu un terrain de jeu des enfants où ‘le vieux’ n’a plus sa place. Le droit coutumier, garant de la solidarité et du respect du croyant et du non croyant, est pollué par le droit religieux qui impose une croyance et réprime encore plus la femme. L’enfant éduqué, bien élevé et respectueux des adultes et de l’environnement, est maintenant un ‘roi’ gâté dans sa famille et irrespectueux des autres, dehors. La tenue kabyle de la femme qui fleurit nos rues et nos maisons ; qui fait rayonner notre civilisation et qui fait jalouser la femme Tawaqurt, s’efface devant des ‘mystiques’ jilbab, tchador noir, et que sais-je encore, qui uniformisent la société. Les fêtes qui avaient un nom, tawala, aharkouk, tamaghra, , adapté aux moyens financiers de la famille, se sont transformées en ‘gala’ de plusieurs milliers d’invités où on ne sait plus qui est qui. De plus, le pauvre s’endette lourdement et inutilement etc…. J’arrête là, la liste est très longue. Quelles sont les raisons de cette perte de repères ? Il y a une, principale; l’insuffisance pour ne pas dire l’abandon, par une partie d’entre nous, de la transmission de nos valeurs à nos enfants et aux jeunes générations. 

Tajma3it, Abassel et El Kanoun : les universités iwaquren.

Si, iwaquren ont vécu en communauté, c’est parce qu’ils étaient animés par des intérêts communs et partageaient les mêmes valeurs. Ils n’étaient pas, simplement, une addition d’individus préoccupés par le seul besoin de se nourrir, dormir et ‘se reproduire’. Ils avaient aussi besoin d’être ensemble pour échanger en dehors de leurs foyers et de leurs activités agropastorales. Ils se retrouvaient, alors, dans des trois espaces, Tajma3it, Abassel et El Kanoun (l’âtre), qui assuraient des missions déterminantes dans l’éducation de leur communauté, la transmission, la perpétuation de leurs valeurs et de leurs traditions. On y apprenait les règles de la vie communautaire que les occidentaux appellent ‘le vivre ensemble’; maintenant. Tajma3it, était l’espace, en plein air, réservé exclusivement aux hommes. Abassel, également en plein air, était l’espace réservé exclusivement aux femmes. El Kanoun, abrité dans la maison où dans la cour de la maison, était l’espace de rencontre familiale, parents et enfants, le soir venu. Il intégrait les proches parents, selon les circonstances.

Au fil du temps, ‘ces espaces de rencontre’ étaient devenus des ‘universités publiques’ ouvertes à tous et toutes, mais séparément. ‘Les enseignant(e)s’ étaient des personnes expérimentées, d’un certain âge, dotées d’un sens de pédagogie et de sagesse élevé. Les connaissances et les savoirs acquis dans ces espaces, constituaient le patrimoine culturel et éducatif de tout Awaqur et de toute Tawaqurt. Sans le prise de conscience de sa vulnérabilité et de sa fragilité, il disparaîtra de notre mémoire et tombera inévitablement dans l’oubli. Il sera remplacé par d’autres modèles importés d’orient et d’occident. Nous pouvons éviter cela. Il nous reste un levier qui ne dépend que de nous pour agir et sauvegarder notre patrimoine; le transmettre à nos enfants et petits-enfants.

Je vous propose, donc, de revisiter ces sources pour apprendre aux jeunes générations ce qu’elles étaient, et comprendre ce qu’elles sont devenues maintenant. Ont-elles changé dans la forme et dans le fond; ou bien le fond et la forme ont disparu ? 

Tajma3it: du temps de nos ancêtres, source de respect et d’apprentissage.

Ce mot résonne et palpite dans le cœur de chaque Awaqur. C’est un endroit où convergeaient les hommes adultes, quotidiennement, pour communiquer selon des règles implicites et orales apprises et respectées par tous. Il était situé au centre du village, identifié par un local ouvert avec une entrée sans porte. On l’appelait  Ahanou, un signe d’une société ouverte, qui n’avait rien à cacher, il  représentait un symbole de la communauté Iwaquren et kabyle. Construit avec des matériaux locaux, l’argile et la pierre, une trentaine de personnes pouvaient s’asseoir sur des bancs en dur d’une cinquantaine de centimètres de hauteur et d’une trentaine de largeur qui longeait les quatre murs. A l’intérieur on n’y trouvait ni meuble ni objet de décoration. D’autres bancs étaient bâtis dehors, sur les côtés des rues autour d’Ahanou. Ce lieu était quasiment désert dans la matinée, tous les hommes vaquaient à leurs occupations agropastorales. Dès le milieu d’après-midi, les personnes âgées, usées par le labeur, la retraite n’existait pas, et les quelques rares vacanciers émigrés prenaient place. En fin de journée, les actifs les rejoignaient à l’intérieur d’Ahanou et devant, sur les bancs de dehors.

On allait à Tajma3it pour voir et échanger avec d’autres hommes, quasiment tous cousins et proches parents. En arrivant, un balayage rapide de ‘l’assemblée’, avec les yeux, suffisait pour dresser les profils des personnes présentes à travers leurs vêtements. Les paysans, pour la plupart, avaient des habits usés, couverts de burnous en hiver. Ils ne passaient pas par la douche avant de sortir de la maison. La propreté ‘au sens hygiénique’ n’avait pas la même signification, chez eux ; car l’environnement était non pollué comme aujourd’hui. Le niveau de propreté dépendait aussi du niveau social. On ne pouvait pas se permettre plusieurs vêtements de rechange à l’époque. On faisait avec ce qu’on avait. On était propre tant qu’on était pas très sale. On changeait les vêtements quand les tâches devenaient visiblement ‘repoussantes’. A partir d’un certain âge, la quarantaine considérée comme l’âge de sagesse, on couvrait la tête d’une chechia rouge ou blanche entourée d’un turban orange. Se laisser pousser la moustache était un signe de sortie de l’adolescence, de maturité et ‘de rentrée’ dans la cour des grands (en terme d’âge). Elle était aussi vue comme un signe de virilité. Les personnes âgées se distinguaient par la gandoura blanche ou bleue et un pantalon en forme de M qu’on appelait ‘Aseroual Ab a3raven’. Devenu un vêtement de mode en Europe, on l’appelle ‘Le Seroual’. Il procurait une plus grande liberté de mouvements dans l’entrejambe. Ces deux vêtements, portés ensemble, représentaient les signes des personnes âgées ayant cessé toute activité pénible et professionnelle. Leurs tenues et leurs physionomies indiquaient qu’il s’agit de sages. Les hommes habillés de vêtements propres et des cheveux coupés découvrant les oreilles et l’arrière cou étaient des citadins de Constantine ou des émigrés de France. On les reconnaissait aussi à leur peau lisse, non ridée et blanche, non exposée au soleil; à leurs mains douces sans durillons ni gerçures.

Tajma3it: du temps de nos ancêtres, source de respect et d’apprentissage.

Dans cet espace libre, on écoutait et on se détendait après une rude journée de travail. On contribuait utilement si nécessaire. Il n’y avait pas de rang ou de différence entre les hommes. Il n’y avait ni noblesse ni ‘bourgeoisie’ qui pouvait prétendre à un traitement de faveur. Tout le monde s’asseyait sur le banc. La seule distinction visible était le respect dû aux plus âgés auxquels les plus jeunes cédaient leur place, quand toutes les autres étaient occupées. Une personne attirait particulièrement l’attention. Celle qui était chaussée de ‘Tavelghat’, mocassin en cuir noir ciré, avec des patins de fer en arc de cercle (Tismirine) sur le talons. Quand elle marchait, ses pas ‘claquaient’ sur les pavés de pierre des rues. Ces hommes étaient des citadins constantinois installés dans les années trente. Enfin, celui qui évite Tajma3t était, en général, malade, solitaire ou associable. 

On respectait cette place et ses occupants au point qu’on ne pouvait y passer ‘monté sur son âne’ ou son mulet, quand on est handicapé, malade ou âgé, sans l’assentiment des personnes présentes. Les échanges et les discussions se déroulaient avec ‘des codes kabyles’; ils s’opéraient avec une préséance et une hiérarchie dans la prise de la parole. Les sujets se rapportaient à la nature qu’ils côtoyaient quotidiennement. Ils parlaient des travaux des saisons et des produits qu’ils cultivaient et qu’ils consommaient ; des maladies de leurs bêtes qui les préoccupaient ; du temps qu’il avait fait hier soir ou ce matin; qu’il fera demain, ou la saison prochaine, etc.. Dans l’environnement de l’époque, le travail était l’unique voix de formation dans la vie. Naturellement, une personne âgée connait plus de choses qu’un jeune, qui lui devait ‘écoute et respect’.

Ceux qui parlaient et qu’on écoutait, étaient donc les hommes actifs, ouvriers, bergers, paysans; les rares instruits et citadins, et les émigrés. Par principe, il s’agissait d’hommes qui avaient des messages ou des connaissances à diffuser et à partager. La règle implicite, on ne communiquait pas pour ne rien dire; chaque parole avait un sens. On ne jouait pas dans cet espace, on apprenait, on s’enrichissait et on apportait une contribution instructive aux autres. Le vieux sage parlait peu, et il le faisait c’est avec un débit lent et des mots ciselés. Quand il intervenait, on se taisait, il prodiguait un conseil ou émettait un avis en s’appuyant sur une histoire vécue ou rapportée. Il concluait, souvent, avec un dicton pertinent qui résumait son intervention et qui marquait l’esprit. Les délégués du village (L3ukal) et les ‘Cheikh n’taddert’ avaient tous ce profil. Parmi ceux-là, on peut citer quelques noms : Yidir At Vaznout, Mohand S3id Ath Akkouche,  Idir At Chouya, Yahia Uhemmic, Ahmed Ath Mohand Ouahmed,  etc..

Le paysan et le berger racontaient les faits marquants de leurs journées passées dans leurs champs, s’ils pensaient qu’ils avaient un intérêt pour l’assistance. Ils informaient sur les dégâts matériels causés par un sanglier sur une vigne. Ils s’enquéraient auprès des autres sur un étranger rencontré sur le chemin. Ils alertaient sur le tarissement d’une source d’eau. Ils demandaient de l’aide pour clôturer un champs. Ils proposaient des actions pour organiser Tiwiza. Ils rapportaient des informations sur ce qu’ils remarquaient au marché de Maillot, de Tazmalt. On devisait sur des villages voisins, Ath Ou3van qui étaient proches de nous ; At Karvouzth et Ath Seloum avec lesquels les relations n’étaient pas toujours cordiales ; Igawawen (tous les villages situés de l’autre flanc du Djurjura) et leur niveau d’instruction remarquable qu’on jalousait etc…Ighriven, rapportaient les nouvelles d’ailleurs et alimentait l’esprit de culture générale dans un environnement d’illettrisme. Nous avions deux principales villes d’émigration iwaquren, Paris et Constantine. Alger, n’en faisait pas partie, à l’époque. L’émigré paysan ‘formé’ dans le village devenu ouvrier sur des machines dans les usines de Citroën, en France, apportait ‘du neuf’ et de l’inconnu. En revenant une fois tous les deux ou trois ans par bateau, dans les années quarante et cinquante, il ouvrait une fenêtre sur le monde ‘développé et moderne’. Il racontait leur vie avec le métro, la voiture, des rues animées jour et nuit, même s’il vivait en marge de celui-ci. Il donnait surtout les nouvelles de ‘ses compagnons de fortune’ qu’il voyait tous les soirs ou les weekends. Le principe de Tajam3it était aussi présent chez les émigrés en France. Iwaquren se retrouvaient dans leurs lieux de rencontre favoris, les cafés et les hôtels dans lesquels ils habitaient, dans le 15ème arrondissement, à Saint Paul dans le 1er arrondissement et du coté de Strasbourg et de la rue Saint Denis ; à Puteaux, banlieue parisienne et à Rouen. Les sujets portaient aussi sur le pays et sur iwaquren. Quand un nouvel émigré arrivait, il leurs décrivait la vie au village et leurs donnait les nouvelles de leurs familles qui lui confiait les messages à transmettre à leurs émigrés. Il était le seul moyen de communication en l’absence de courrier et de téléphone. Tout nouvel arrivant était pris en charge jusqu’il ait trouvé du travail et qu’il ait ‘touché’ sa première paie.

‘L’émigré de Constantine’, ville choisie par iwaquren pour l’émigration de l’intérieur depuis les années vingt; apportait aussi du neuf. Il racontait son activité pénible de portefaix avec les juifs, de vendeur de charbon dans les boutiques iwaquren de Aissa Ath Talev et de  Lhadj Hamiche Ath Ami3li, de Saïd Ath Chekmim; et de cireur à Swika et dans la rue de France. Lui aussi il apportait des nouvelles des iwaquren, pas très nombreux. Tous, à l’exception d’une ou deux familles, vivaient seuls. Eux aussi s’organisaient pour se voir tous les soirs et les weekends dans leur lieu de rencontre habituel où ils échangeaient sur leur journée de travail et sur ceux qu’ils ont laissé ‘Di tmourt’, en Kabylie. Ce lieu connu de tous, s’appelait ‘Lkahwa n’Tahar’ (le café de Tahar) sur ‘Rhebt Ljmal’ (La Place des Chameaux), au centre-ville.

Deux sujets ne faisaient pas objet des débats. On parlait rarement d’amour ou d’histoire de relations amoureuses entre deux personnes ; encore moins de son amour et de sa relation avec son épouse. La femme Tawaqurt, l’autre sujet tabou, ne devait pas être effleuré, sauf pour en dire du bien sur celle qui a un âge avancé. Quand quelqu’un voulait aborder une histoire vulgaire, il prenait quelques précautions. Il regardait autour de lui s’il n’y a pas de proches parents ou de personnes âgées ‘respectables’; et des enfants. S’il y en a, il leur intimait l’ordre ‘d’aller jouer ailleurs’. Ensuite il baissait le ton pour quasiment susurrer. Ceux qui écoutaient se taisaient et tendaient un peu plus l’oreille pour bien entendre ‘l’histoire croustillante’. Lorsqu’une personne âgée s’approchait, il se taisait et changeait carrément de sujet.

A Tajma3t, on partageait les informations et les connaissances. On s’enrichissait avec les expériences et les histoires vécues par chacun. Elle était une organisation vertueuse qui tirait iwaquren vers le haut et qui les soudait. On utilisait la force des jeunes au service des idées de’ vieux sages et expérimentés’. Les intervenants livraient, ‘au centre de l’assemblée’, leurs connaissances, leurs réflexions et leurs avis sur un sujet; à chacun de ‘prendre’ et de s’en servir ou pas. En imageant les scènes de Tajma3it, Iwaquren partageaient leurs connaissances comme il partageaient le repas servi dans un grand plat.

Tajma3it, du temps de nos parents 

Après la destruction de nos villages de montagne et notre déportation au camp de concentration des ‘Toiles – Raffour’, nous avons recrée Tajma3it dans un environnement qui ne nous appartenait pas. Notre population déracinée et éloignée de ses terres s’était sédentarisée. Elle a cru démographiquement, depuis, et s’est transformée sociologiquement sur les plans, professionnel, social, culturel, éducatif et matériel. Le niveau d’instruction des jeunes générations s’est élevé, remettant en cause le sacro-saint principe ‘un jeune doit écouter et respecter’ une personne âgée sensée savoir plus que lui. La localisation de Tajma3it, allait de soi, au centre du village. On avait construit un local qu’on appelle ‘Takhamt Ntaddert’, qui n’est pas un Ahanou. Il reste fermer la plupart du temps, son usage est réservé principalement aux réunions du Comité du Village et à l’organisation d’événements spéciaux et exceptionnels, comme Ta3achort.

A partir du milieu des années soixante-dix, ‘la modernité’ rentrait dans les foyers avec l’électrification, le raccordement à l’eau courante, le ‘tout à l’égout’, la télévision, etc…Deux autres espaces attiraient les hommes, les cafés et la pratique du football, première activité qui regroupait les jeunes. La connaissance et le savoir arrivaient aussi à la maison avec la scolarisation de tous les enfants. Les jeunes rentraient dans les universités et les instituts. Leurs parents, émigrés ou pas, occupaient des activités professionnelles rémunérées, décemment. Tajma3it restait un espace d’échange riche avec une diversité de sujets discutés et débattus, une population cultivée et instruite qui sortait de l’ignorance et de la misère sociale.

La sociologie de nos émigrés avait, également, changé. Ils sont devenus plus nombreux, jeunes et ils revenaient chaque été, au mois de juillet ou août. En France, ils se retrouvaient à la rue Héricart dans 15ème arrondissement dans le café de Si Meziane et dans le 10ème arrondissement chez Mohand d’Azazga, à la rue Vicq d’Azir. Par la suite, ils se donnaient rendez-vous dans trois restaurants iwaquren dans 15ème arrondissement. A la rue de juge, chez Achour et Chavan Ath Oulahadj, à la rue Tiphaine puis au boulevard Garibaldi, chez Yahia Ehemiche et à la rue Humblot, chez Ahène Ouvarqay. Chez ce dernier, ils n’étaient pas nombreux; trois ou quatre taxis et deux ou trois proches parents venaient de temps à autre le samedi midi. Dans les années quatre-vingt ; les émigrés invitaient à déjeuner ou à dîner dans le restaurants iwaquren. les  nombreux jeunes ‘touristes’ qui visitaient Paris.

Tajma3it, à Raffour, était particulièrement animée les weekends, jours de repos, quand les citadins et les étudiants revenaient à Raffour. Pendant les vacances d’été, période ‘de transhumance’, iwaquren citadins d’Alger, de Constantine et des autres villes du pays, les étudiants et les émigrés ; retrouvaient leurs proches à Raffour, à Ighzer et à Taddert pour se ressourcer et se reposer. La physionomie de Tajma3it se métamorphosait avec les tenues vestimentaires ‘occidentalisées’. ‘Ighriven’ ‘les émigrés de l’intérieur, d’Alger et de Constantine ; et de l’extérieur, de France’, se distinguaient dans leurs attitudes et leurs vêtements.

Les constantinois étaient des familles modestes. Ils n’avaient pas de voitures, ils ne revenaient que pendant les vacances d’été, toujours par le car, qu’on appelait ‘Lcar N Bour3aya’, qui passait le samedi. Le trajet durait six heures trente pour parcourir moins de trois cents kilomètres. Ils partaient à trois heures du matin et arrivaient vers neuf heures trente à Raffour. Le jour d’arrivée était connu de tous. Les enfants et les proches attendaient le car avec impatience. Son arrêt pour faire descendre les voyageurs et leurs bagages provoquait un événement sur la route nationale. Les constantinois qui avaient gardé la tradition de se retrouver entre eux, s’intégraient, naturellement, à Tajma3t. Leurs tenues vestimentaires étaient sobres et sans cravates, pour la plupart. Ils parlaient peu et ils ne montraient aucun signe ostentatoire. Les hommes travaillaient comme vendeurs de tissus chez igawawen, éboueurs à la ville de Constantine ou ouvriers dans une entreprise qui fabriquait de la bière. Illettrés, ils n’occupaient pas de postes de fonctionnaires ou administratifs.

Pour ce qui concerne les algérois, ils n’avaient pas de lieu de rencontre à Alger, leur comportement différait selon qu’ils revenaient tous les weekends ou qu’ils y résidaient en famille et devenus des algérois. Les premiers n’avaient pas modifié leurs habitudes et leur comportement. Ils travaillaient la semaine à Alger, ils revenaient voir leurs familles restées à Raffour tous les weekends. Ils se mêlaient aux gens à Tajma3it, ils se distinguait juste par leurs vêtements plus propres. Les seconds, on ne les voyait que pendant les fêtes ou en été quelques fois. Quand ils revenaient, ils montraient une apparente aisance dans leur façon de parler et leur attitude générale dans les rues ou à Tajma3it. On sentait qu’ils prenaient même une certaine distance, ils ne se mélangeaient pas aux autres ; certains passaient sans s’arrêter. En particulier, quelques familles qui se considéraient bourgeoises, suintaient le mépris vis-à-vis des autres. Ils étaient bien habillés, costumes ou tenue panachée et cravate, chaussures cirées et chemise repassée ; ce qui était quasiment rare chez Iwaquren de Raffour. Plusieurs possédaient une voiture. On avait un a priori sur eux. On se disait, s’ils habitent Alger, ils sont instruits, ils ont un bon poste de travail et ils vivent bien On ne cherchait pas à savoir ce qu’ils faisaient.

Les émigrés de France se remarquaient encore plus pendant l’été à Tajma3it, ils étaient plus nombreux. On connaissait leurs dates de retours ‘en vacances’ plusieurs jours à l’avance. On les considérait ‘riches’, parce qu’ils revenaient avec leurs voitures ou dans les voitures de leurs proches qui les ramenaient, pleines de valises. Mais, à Tajma3it, ils se comportaient comme les autres, ils n’avaient pas oublié d’où ils étaient partis. Ils avaient gardé la tradition de se réunir périodiquement en France, ce qui les tenaient informer de ce qui se passait dans le pays et dans le village. Ils étaient donc à l’aise dans leurs discussions avec les autres. Avec une telle diversité d’hommes, tajma3it attirait iwaquren de tous les âges. A partir de dix-sept heures, elle se remplissait d’hommes pour débattre sur des sujets fournis et intenses, avec un niveau élevé. Ils portaient sur les études, l’émigration, le FLN, Boumediene, la France, l’industrialisation de l’Algérie, la politique, le football en particulier sur la JSK, etc…. La religion ne faisait pas partie des sujets de préoccupations. Chaque Awaqur qui vivait à l’extérieur de Raffour revenait avec des connaissances à partager; il constituait une source d’enrichissement sur ce qui se passait dans le pays et dans le ‘monde’. 

Tajma3it est une grande université d’humilité, de devoir, de respect et d’apprentissage de la vie. Iwaquren qui vivaient en dehors de Raffour et qui avaient gardé la tradition de se réunir, s’intégraient naturellement dans Tajma3it comme s’ils n’étaient jamais partis. Leurs enfants ont gardé l’essentiel de notre identité et de notre culture. Pour les autres, l’impact de ne pas se retrouver avec les leurs se ressent sur leurs enfants, qui s’éloignent de la communauté. Cela est très dommageable pour eux et pour nous.

Tajma3it de nos enfants et des temps nouveaux

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, des changements avaient secoué notre système social et culturel. Certains étaient subis et d’autres provoqués ou voulus. A tajma3it, les hommes s’assoient sur des bancs, toujours en dur, et s’adossent aux murs de boutiques qui entourent la place du village. Ils se regroupent par affinité et par centre d’intérêt mais surtout par tranche d’âge. On trouve des gens seuls devant le local de Ahmed Ath Gasmi.  D’autres, en petit nombre occupent, le banc de Takhamt Ntaddert. Cinq ou six ‘Ivkhakh’ d’un certain âge se donnent rendez-vous sur banc du café Ath 3awdella, face de la maison de Ath Gasmi.  Des hommes seuls, ou à deux ou trois, calmes et observateurs, quasiment les mêmes s’assoient sur les marches de la maison des enfants de Yahia Abakli (Gasmi). Un groupe constitué de longue date investit les marches du local Ath Messaoud. Quelques-uns occupent les escaliers de l’ancien magasin de Cherif Tigrine, quasiment les mêmes.  

Du côté de la place du 6 août 1957 on retrouve également cette dissémination des hommes en petits groupes. Un petit groupe devant l’épicerie de Tahar At Kouchadhine, un autre devant le grand local de Taddart, un troisième dans le hall de la mosquée. On remarque l’absence des jeunes dans ces petits groupes. Il y a plus de cafés qui sont aussi des lieux de rencontre pour jouer aux dominos ou pour tout simplement boire un café avec des amis et des copains. Sans compter la multitude de places des différents quartiers de Raffour, devenu une ville, où on trouve des regroupements des voisins devant les boutiques.

Dans la place de Tajma3it, on remarque des débats très animés à très haute voix, quelques fois, et avec une gestuelle ample. Les intervenants pensaient, que pour convaincre, il faut hausser le ton. Cette attitude est celle de comédiens médiocres qui pensent qu’en vociférant, ils feraient rire les spectateurs. Les sujets de discussions et d’échanges sont dictés par l’actualité ‘déversée’ par les multimédias surtout étrangers ; et en particulier une chaine qatari et une chaine française. Les sujets liés à nos terres dans la montagne d’iwaquren qui étaient en arrière-plan pendant plusieurs années, reviennent au premier plan, maintenant. La religion et l’islam en particulier est devenu un sujet de débat qui attise les tensions. Certaines scènes donnent l’impression qu’on n’échange pas. Chaque intervenant étale ses connaissances sur n’importe quel sujet dans une arène où il s’écoute parler plus que d’écouter les autres. Il veut montrer qu’il connait mieux la chose que celui qui vient de parler avant lui. Quelques jeunes étudiants, ingénieurs, médecins, de plus en plus nombreux, pensent n’avoir rien à apprendre des anciens moins instruits qu’eux. Ils se conduisent parfois de manière hautaine. Un proverbe kabyle dit : ‘Ala Agoudou ig timghoren’ il n’y a que la décharge d’ordures qui grossit. Les anciens, eux, considèrent les jeunes diplômés immatures pour leur apprendre des choses de leur temps.

Quelques anciens, loin d’être irréprochables, pensent que l’âge suffit pour être respecté et écouté.  Ils se ‘comparent’ à ceux qui faisaient appliquer le règlement du village par leur exemplarité, leur courage, leur investissement, leur honnêteté, quand on était à Taddert ou Ighzer. Quant aux autres, les chômeurs, les ouvriers et les paysans en particulier, on les toise, on les considère ignorants, ils n’ont rien à apporter.

Malheureusement, l’idée d’échange, de transmission de l’expérience et du savoir des ‘vieux’ vers les jeunes, d’enrichissement mutuel, qui animait l’esprit de Tajma3it se meurt. Lieu de ‘formation’ à la vie communautaire par excellence, il s’amenuise et perd son attractivité, il devient un lieu de bavardage pour certains et une place d’observation pour les autres. Il n’est plus l’unique espace de rencontre d’enrichissement mutuel. 

Maintenant, les sources d’apprentissage et d’informations sont nombreuses et les intérêts iwaquren sont divers. La tendance vers la disparition de Tajma3it, en tant que centre de formation, semble inéluctable. La brassage des générations s’est transformé en ‘divorce’. Tajma3it prendra d’autres formes plus adaptées à notre environnement . Nous vivons dans un monde, connecté avec les réseaux sociaux; de formation de haut niveau scientifique, technologique, littéraire, sociologique, médical. Le fait religieux est visible dans toutes les couches de la société, il pollue les discussions et rétrécie le champs d‘échanges. Dans une société devenue un marché de consommateurs, l’individualisme et l’appât du gain non dissimulés se répandent. Les bouleversements mondiaux et au niveau du pays génèrent des crises multiples, sociale, économique, culturelle et identitaire ; etc.. Tous ces facteurs divisent notre communauté en groupes sociaux qui ne partagent plus les mêmes centres d’intérêt ni les mêmes préoccupations. Chacun s’était mis à chercher ailleurs ce qu’il ne trouve plus dans Tajma3it.

Notre jeunesse a trouvé la forme de Tajma3it adaptée à son monde contemporain, elle s’organise en associations. Actuellement, il y a plus d’une dizaine, dans lesquelles ils s’épanouissent : Toussna : culture; Jeunes Djurdjura : randonnée ;  Thagourt-Thwdha : tourisme et loisirs ; Haiking-thérapie : tourisme et randonnées; Personnes ayant des besoins particuliers(handicapés) ;  Association sociale pour la promotion de l’enfance et la jeunesse ;  Olympique Raffour : sport ;  Etoile Raffour : sport ; Club sportif polyvalent Raffour  ; Thizimith : culture ; Thagrawla : culture;   Thadart ladjdid : social. Ces associations innovent et apportent du sang neuf et des idées nouvelles. Elles sont animées par de jeunes filles et de jeunes garçons, instruit(e)s ou pas, intelligent(e)s, dynamiques et respectueux(ses).

La femme Tawaqurt a trouvé sa place dans la société. Les enfants trouvent une deuxième école de formation à l’écologie, à la biodiversité sans oublier nos valeurs. Les responsables de ses associations tissent un réseau d’échange local et national. Tout en épousant leur monde d’aujourd’hui ; ils réveillent et réaniment les braises de solidarité, de Tiwiza, de dignité et de respect. Ils renouent avec nos villages de Taddert et Ighzer, ils les rénovent. Iwaquren ouvrent de nouveaux terrains d’émancipation de la femme comme la randonnée, organisent des forums sur des thématiques telles que la journée consacrée à la lutte contre le cancer du sein. Nous sommes maintenant présents dans les domaines de l’art, du théâtre, de la poésie et de la chanson, qui nous étaient quasiment ‘interdits’ par les ‘traditions-tabous’. Dans cette mutation de notre communauté, la littérature qui nous était étrangère a révélé une génération de brillants et talentueux écrivains et écrivaines ; Naïma Akkal , Dalila Amarouche ; Azedine Akkal ; Hamza Amarouche ; Mhend  Askeur.

Aujourd’hui, utilise-t-on ‘la sagesse et l’expérience ‘des vieux’ au service des idées et de l’intelligence des jeunes ? J’espère que oui. Utilise-t-on l’intelligence et le savoir des jeunes au service de la communauté ? J’espère que oui.

Prochainement, Abassel.
Saïd HAMICHI

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