Chez ‘S3id Akahwaji’, on buvait ou pas, on payait ou pas, on était un proche parent ou un ‘étranger’ on était respecté comme on lui devait du respect. Avec lui, on n’essayait pas de nouer des relations d’amitié dans son lieu de travail, il n’avait le temps pour cela. Il n’y avait pas de traitement de faveur, tous ceux qui franchissaient le pas de ce local savaient qu’ils étaient considérés et respectés.

Il était un garçon d’une famille Tawaqurt, unie comme toute famille nombreuse kabyle de sa génération. C’était l’époque où on croyait encore au dicton ‘l’union fait la force’. Chacun avait choisi en toute liberté son activité; S3id s’était orienté vers le commerce où il avait travaillé depuis l’âge de 20 ans. Sa première affaire fut l’ouverture d’une épicerie en association avec son frère Hocine et un autre awaqur. Après deux années d’exercice, la mésentente entre les associés les avait amenée à se séparer et fermer la boutique. Quelques semaines après ce premier échec, S3id ne se décourageât point; il aménageât une pièce de la maison familiale pour ouvrir une nouvelle épicerie, près du château d’eau, à Létoile. Cette petite affaire n’avait pas prospéré comme il le souhaitait non plus. Il cessât alors cette activité et avait compris que l’épicerie ne lui réussissait décidément pas. Cette déception l’avait tourmentée, il s’était interrogé sur la manière de rebondir et sortir de cette période noire. Pendant quelques mois d’inactivité, il allait passer un moment chez S3id Umuchen, épicier d’alimentation (là où est le café de Kaci Umuchen) sur la route nationale, avec qui il s’entendait bien. Il avait remarqué que son ami proposait aussi du café préparé par son épouse à la maison. Cette idée du café l’avait séduite. Il l’avait alors proposée à son frère Hocine. C’est ainsi que débuta cette merveilleuse aventure humaine de ‘S3id Akahwaji’ au milieu des années 60.
Pour S3id Ath Muhand Oussa3id, ce café était avant tout un lieu d’accueil iwaquren pour se retrouver, discuter et échanger autour d’une boisson chaude. Inconsciemment peut-être, il venait de créer ‘un Ahanou’ dans ce camp de concentration sans âme, appelé ‘Les Toiles’, qui devenait petit à petit leur nouveau village. D’ailleurs, le local y ressemblait dans sa construction. Était-ce un pur hasard, S3id avait choisi de revenir dans le local de la première épicerie pour ouvrir son nouveau commerce ? Il était comme une ‘grotte’ ou une maison troglodytique d’une pièce creusée dans un rocher. Il y avait une petite terrasse, une fenêtre et une porte sur la façade d’entrée qui donnait accès à un espace intérieur rectangulaire très peu lumineux et sans bouche d’aération. L’aménagement était réduit à sa plus simple expression. Un comptoir à gauche de la porte d’entrée séparait la salle équipée d’une dizaine de tables, de chaises et de bancs en bois. Un frigo commercial qui longeait le mur servait aussi de support de machine à café et de réchaud pour chauffer le lait.
C’était dans ce modeste décor que S3id avait créé un café devenu ‘un lieu de pèlerinage’ quotidien pour des dizaines iwaquren. C’était dans ce seul lieu, à l’époque, où se rencontraient les habitants de ‘Létoile Ouest’ Ath Ttaddert et ceux de ‘Létoile Est’ Ath Yeghzer, qui n’avaient pas beaucoup d’opportunités pour mieux se connaître et passer des moments ensemble. D’ailleurs l’épouse de S3id était une Tawaqurt Nat Ttaddert. ll avait ainsi su développer un relationnel commercial qui attirait les gens dans cet endroit chaleureux qui allait se confondre avec son prénom. C’est ainsi qu’était né ‘Alkahwa Nas3id’ lieu ‘de vie professionnelle’ de ‘S3id Akahwaji’. Désirant en faire ‘une maison ouverte à tous et à toute heure’, il s’était alors imposé un rythme de travail soutenu, quasi militaire, sans lien avec les règles économiques et financières. Il voulait être là pour servir les gens. Son café, situé près de la route nationale qui relie Bougie à Alger, était ouvert 365 jours par an, de 3h00 du matin à 22h00. Il se levait à 2h00 du matin. Il préparait la salle et les boissons chaudes, servait les clients, ramassait et lavait les verres, sans aucune aide jusqu’à 16h00. Son frère Hocine assurait ensuite la relève jusqu’à 21h00 ou 22h00, heure de fermeture du café. L’idée de congés était insensée pour lui, il ignorait le week-end comme la fatigue ou la maladie, durant toute sa vie active. On ne rencontrait ‘S3id Akahwaji’ ni au marché, ni à Ighzer Iwaquren, ni chez le médecin ni à l’hôpital ; il était nulle part ailleurs que chez lui à ‘Alkahwa NaS3id’, son café. Ce choix d’horaires d’un ‘réquisitionné’ n’était assujetti à aucune contrainte patronale, administrative, ou religieuse. Il était le patron associé, il l’avait décidé seul. Il voulait être ouvert pour accueillir le premier lève-tôt qui veut prendre son café noir hors de chez lui.
Pourtant, à cette époque et à cette heure matinale, cette route ne drainait pas un flux de voyageurs qui nécessitait une ouverture. De même, iwaquren n’étaient pas nombreux à se lever sitôt, sauf quelques pratiquants de la prière de ‘lefjar’. Constatant le rituel de son père, un jour, son fils Salem lui avait posé la question: « A Vava, pourquoi tu te lèves sitôt à 2h00 du matin alors que ta clientèle est principalement locale, iwaquren ? De plus, l’heure des ‘lève-tôt’ de Létoile est autour de ‘l’heure de prière de Lefjar’, 5h00 l’hiver et 4h00 l’été ? D’autant qu’il y a d’autres cafés concurrents avec un intérieur ‘faïencé’, un comptoir ‘moderne’ etc…Sa réponse avait dévoilé ce qu’était l’âme de ‘S3id Akahwaji’. Elle fut : ‘Tzrid A Mi’, tu sais mon fils, je me lève à cette heure-ci, parce qu’il y avait une famille de quatre personnes qui passait par Létoile trois fois par semaine, s’arrêtait à la mosquée et venait prendre le café chez moi et pas ailleurs. Je me devais d’être au rendez-vous de cette famille par fidélité et respect de leur préférence, ce n’était pas pour une question d’argent ». La leçon de cette histoire est : S3id avait compris que le client cherche l’accueil chaleureux, la propreté et le respect, avant ‘l’équipement moderne’ ou un local rénové. Et si c’était cela la raison de la fidélité de dizaines de clients à ‘S3id Akahwaji’ et à ‘Alkahwa NaS3id’ ? Il avait compris une chose fondamentale qu’on enseigne dans les écoles de commerce : ‘comprendre la culture et les traditions de consommation des clients constitue un avantage concurrentiel’. Son comportement était sa ‘manière d’être’ naturelle avec les clients qui l’appréciaient voire l’aimaient.
Il savait aussi accepter la ‘manière d’être’ des autres. Une autre anecdote confirme bien cette attitude commerciale conciliatrice: « une après-midi, il avait invité les clients présents dans la salle qui avaient fini leurs consommations à sortir quelques minutes pour passer un balai et une serpillière sur le plancher devenu sale. Après son ménage, il réinvitait les mêmes personnes à rejoindre leurs places. Étant conscient que quelques-uns allaient de toute façon ‘libérer ‘leurs salives’ pleines de Chemma sous les chaises et sous les tables, il leurs avait ‘lancé’: ‘allez, vous pouvez maintenant rentrer et cracher votre Chemma’, et avec un sourire ! Il savait que c’est comme cela que la population de cette époque se comportait. Il la côtoyait toutes ses journées. C’est un fait culturel qu’il avait su intégrer, intelligemment
Effectivement, on n’allait pas à ‘Alkahwa NaS3id’ pour boire un café, uniquement. On s’y rendait aussi pour passer d’agréables moments avec des amis, jouer au domino ou aux cartes ; regarder et être spectateur de joueurs passionnés et ‘professionnels’. Il y avait des personnes toujours ‘mal rasées’ et moustachues, d’un certain âge, habillées d’un burnous, d’un turban orange entourant une chechia, qui arrivaient là très tôt pour y rester la matinée voire la journée. Elles n’avaient pas où aller, en hiver notamment. Elles attendaient le moment du déjeuner ou du dîner pour rentrer chez elles, ou l’heure et l’appel à la prière pour faire leur devoir de musulman dans la mosquée située à quelques pas de là et revenir à leurs places. Elles trouvaient cet endroit d’échange convivial, elles se sentaient vivre en communauté comme dans leurs villages à iwaquren détruits par l’armée française. Dans cette enceinte où se mélangeaient les odeurs de cigarette, de Chemma, de sueur, de café ; on rencontrait toutes les générations iwaquren, les jeunes, les moins jeunes, Ath Ttaddert et Ath Yaghzer. La promiscuité des habitations des années 60 et 70 faisait de ce lieu un ‘Ahanou’ de nos villages iwaquren d’Ighzer et de Taddert Nljedid. S3id ne venait pas harceler une personne assise pour l’inciter à boire, si elle ne l’avait pas sollicité.
Les weekends et les vacances scolaires étaient des périodes de rencontre inoubliables. On y trouvait ceux qui venaient des villes habillés en costume, cravate, chemise blanche ; des ouvriers; des paysans avec leurs vêtements de travail; des étudiants avec des cheveux longs vêtus de jeans, de baskets; respectueux de leurs aînés. Quelques retraités émigrés rasés de prés portant des vêtements repassés se remarquaient entre les autres. Chacun avait ses habitudes de consommation, ses équipiers du jeu de Domino, de Belotte, de Tafferan, de Rami ou de Ronda. Certains avaient ‘réservé’ leurs places à l’année. Une personne pouvait rester autant de temps qu’elle souhaitait dans le café sans qu’elle soit poussée à la surconsommation. S3id ne considérait pas son local commercial comme une ‘vache à lait’ ou une ‘pompe à fric’. « Alkahwa NaS3id » où on pouvait s’asseoir sans être contraint de consommer se distinguait des autres grâce à la personnalité de son patron. ‘S3id Akahwaji’ était resté un Awaqur authentique non influencé par l’appât du gain commercial. Dans sa façon de ‘commercer’, il avait intégré la culture et les traditions Iwaquren et des passants occasionnels. Il savait que Chemma, les crachats, le crédit en jeu, les cris, les engueulades, s’asseoir pour discuter avec d’autres autour d’une table sans consommer, venir ‘encombrer la salle et rester debout pour regarder et se mêler du jeu sans jouer, etc… faisaient partie de la culture de notre société.
Usant et abusant de réactions sous couvert de plaisanterie, dans son for intérieur, tout ce qu’il disait était sérieux. S3id n’était pas un homme à blagues sans raison et à conter ou écouter des histoires, palabrer ou échanger longuement avec des clients dans des moments de faible fréquentation. Son visage impavide et imperturbable avec des sourires très ciblés indiquait qu’il était là pour faire son travail de patron – serveur – préparateur de boissons chaudes et boissons fraîches mais pas pour se faire des amis ou participer à des débats. Rares sont les personnes qui peuvent affirmer qu’elles connaissaient intimement S3id. Il mettait de la distance avec tout le monde sans repousser personne. Il se comportait naturellement avec ses valeurs qui constituaient sa propre culture ‘de commercer’, unique. Celle d’offrir un service en plus d’un café dans une enceinte où il avait, implicitement, fixé des règles simples à observer. Dès qu’on entrait dans ‘Alkahwa Nas3id’, on savait qu’il fallait du respect, de l’honnêteté et de la correction du comportement. S3id avait créé des conditions qui permettaient de prendre un café avec son frère ou son père en étant sûr de ne pas être dérangé ou de ne pas entendre des obscénités ou des mots déplacés. Chez ‘S3id Akahwaji’, on buvait ou pas, on payait ou pas, on était un proche parent ou un ‘étranger’ on était respecté comme on lui devait du respect. Avec lui, on n’essayait pas de nouer des relations d’amitié dans son lieu de travail, il n’avait le temps pour cela. Il n’y avait pas de traitement de faveur, tous ceux qui franchissaient le pas de son local savaient qu’ils étaient considérés et respectés. User de ‘sourire commercial et hypocrite’ pour attirer les clients ne faisait pas partie de sa culture. Il considérait tout le monde comme un consommateur qui mérite le respect et le service adéquat.
Aucun désagrément ne l’énervait, il avait une réponse appropriée et non blessante pour chaque attitude correcte ou déplacée, quelques fois accompagnée d’un sourire moqueur ou d’un regard expressif. Il ne s’emportait jamais devant un comportement malhonnête ou faux-fuyant. Des clients présents lors d’un service d’un café à un consommateur ‘filou’ rapportaient la scène suivante. Au moment de payer son café, un ‘malin’ client s’était approché du comptoir et avait posé un papier d’une bouteille de Vichy de l’époque qui ressemblait à un billet de cinq Dinards. S3id, avait feint l’ignorant et avait rangé ‘le billet’ dans le tiroir-caisse’, sans aucun signe de colère . Il avait pris quelques capsules métalliques de bouteilles de limonade qu’il ramassait et qu’il déposait dans le même tiroir-caisse, il les avait posées sur le comptoir et interpelât le ‘fameux client’, tiens n’oublies pas ta monnaie !
‘S3id Akahwaji’ était un exemple d’un passionné de son métier et d’un dévoué au service de ce qu’il aimait. Il n’était pas homme à rapporter ce qui se passait dans le village. Pourtant il avait une connaissance sociologique de ses clients ‘permanents’ ou passagers remarquable. C’est par amour du métier qu’il tint pendant presque quarante ans, jusqu’au décès de son frère Hocine. Usé par ce métier après tant d’années, son fils avait fait des études qui l’ont emmenées vers d’autres horizons, il ne pouvait continuer seul. C’est ainsi qu’il fermât définitivement ce mythique café. Certains considéraient que son investissement dans le travail comme de ‘l’esclavagisme’. Ils avaient tort. La raison de l’amour ‘S3id Akahwaji’ à son métier doit être cherchée ailleurs que dans ce que nous voyons ou de ce que nous pensons. Si l’on prend le temps d’analyser son comportement au-delà de l’aspect mercantile et commercial qui nous ronge, on découvrirait les motifs nobles et respectables autres que ceux de s’enrichir. Si S3id s’investissait autant dans son commerce, c’est parce qu’il se sentait tout simplement bien et heureux dans ce lieu et au milieu de cette communauté de clients iwaquren et ‘étrangers’ qu’il avait créée. Il voulait vivre dignement de ce qu’il savait faire le mieux : accueillir, servir et mettre à l’aise le client. Il aimait être au contact des hommes et leur offrir un moment de détente et d’échange.
Il avait consacré, ainsi, presque une quarantaine d’années de son existence (sur 65 ans) à cette noble mission ; servir les autres. Tenir si longtemps dans ce métier usant par sa dureté physique, rester debout douze à quatorze heures par jour, n’était pas une sinécure. Résister psychologiquement et moralement à des clients pas toujours consommateurs et dans certains cas pas toujours normaux, était une gageure. De mémoire d’Awaqur, ‘Alkahwa NaS3id’ n’avait jamais fermé durant presque 40 ans. De mémoire de passagers occasionnels ayant siroté un café dans ce lieu mythique, on n’avait jamais constaté l’absence de ‘S3id Akahwaji’ la matinée. Cette présence inconditionnelle ‘à son poste’, était sa ‘marque de fabrique’ reconnue même par des ‘étrangers’. Là aussi une autre anecdote témoigne de cette fidélité à son poste : S3id avait raconté à son fils: « un émigré avait confié une commission à un de ses amis qui allait venir au pays en lui demandant de la lui remettre en mains propres. Celui-ci lui dit ‘et si je ne le trouve pas, que ferais-je ? Il lui avait répondu : si tu ne le trouves pas, tu gardes la commission pour toi ». Manière de lui faire comprendre que ‘S3id Akahwaji’ sera là sans faute. Lui et son café ne faisaient qu’un. Quand on se donnait un rendez-vous, on disait : Ar S3id Akahwaji ou Ar Lkahwa N’S3id « .
Cette longévité d’un homme dans une activité aussi épuisante n’est possible qu’avec le consentement de l’épouse. C’était ce que fut Ta3ravth Ath Talev, la femme de ‘S3id Akehwaji’. Elle l’avait accompagné, encouragé et apporté un soutien indéfectible dans des moments de doute et de fatigue qui n’avaient certainement pas manqués sur une aussi longue période. Elle avait non seulement accepté les conditions de travail de son époux, elle avait apporté sa contribution dans l’éducation des enfants et la gestion des dépenses familiales. S3id était tellement conscient de ce que sa chère épouse lui avait apporté et de la place qu’elle avait occupée dans sa vie, qu’il ne se remariât pas après sa disparition jusqu’à ce qu’il la rejoignit, six ans après, dans des conditions dramatiques.
Ne devrait-on pas créer un Prix ‘S3id Akahwaji’ pour honorer cette activité !
Saïd HAMICHI