C’est le parcours atypique de Nna Aïcha qui mérite d’être ‘publié’. C’est une femme en avance sur son temps, par sa conduite dans un milieu traditionnel kabyle, par sa bienveillance et par la sauvegarde de la dignité de ses filles. Elle se sentait investie d’une mission prophétique et sacrée….

Son poème de six ‘vers’ (voir à la fin de ce récit) résume sa vie de veuve, pendant quarante ans. Elle annonçait son serment de vivre dignement, de résister à toutes les épreuves et de ne jamais baisser les bras. Les seules contraintes qu’elle accepterait sont celles voulues par Rebbi.
Elle était née au début du siècle dernier, en 1912. La qualifier avec un seul mot, serait injuste. Si on analyse sa vie avec le regard de son époque, elle était déjà différente, courageuse selon ses amies. Elle défiait son destin brumeux et escarpé. Avec le regard d’aujourd’hui et en fouillant son passé, on lui découvre une intelligence d’une rare acuité enveloppée dans sa force de caractère. La manière et les moyens utilisés pour supporter et éviter de montrer son dénuement, pourtant réel, avaient fait d’elle une femme exceptionnelle. Elle ne voulait, surtout pas, apparaître misérable ou nécessiteuse. Elle était une femme ‘géniale’, détonante et inventive. Infatigable et ‘inoxydable’. Ses proches la disent ‘femme en or’.
Aïcha Ath Voutsmar avait vécu plus de la moitié, quarante années, de sa vie, veuve. Il y a très peu d’informations sur son époux, né en 1885. Il était élevé par ses sœurs suite à la disparition de ses deux parents. Très jeune, il avait émigré en France, dans les années quinze, où il avait travaillé dans les mines avant d’être incorporé pour faire son service militaire. Après son service, il s’était engagé pour six années supplémentaires et envoyé sur le front de l’Est de la France, pendant la première guerre mondiale. Quand il revint de France, âgé d’une quarantaine d’années, au milieu des années vingt, il épousât une jeune fille âgée de quinze ans. La différence d’âge d’une trentaine d’années n’était pas choquante à l’époque. Il était beau, un grand blond aux yeux verts, disait-on. Ils vécurent ensemble une vingtaine d’années entrecoupées de périodes d’absence à Constantine où il avait travaillé comme cireur et portefaix. Ils eurent 6 filles. Deux décédèrent, très tôt, elles avaient entre deux et quatre ans, dans une période ravagée par la famine et les maladies.
Aicha Ath Voutsmar était connue dans le village par ses activités bénévoles de sage-femme et de « laveuse de mort »; et par son activité rémunérée de teinturière. Elle était aussi connue par sa disponibilité et sa polyvalence pour tout travail qu’on lui proposait en échange d’une part d’orge ou de blé. Reconnaissable par sa voix et son ton ferme d’une femme qui ne négocie pas ses principes, certains hommes la craignaient de part son assurance. Ils avaient peur qu’elle leur ‘lance’ au visage leurs faiblesses ou leurs tares. Elle était un étalon de vérité qui ‘ne tenait pas sa langue dans sa poche’ quand elle avait quelque chose à dire. Gare à celui qui ose la mépriser ou la négliger. Femme taciturne, les fêtes n’étaient pas son univers, elle se rendait chez ses proches par devoir. Son visage était très peu expressif de ses sentiments, il censurait et réprimait les douleurs, les peines et les joies qu’exprimaient son cœur. Elle semblait enfermée dans un désir inassouvi, à jamais ; celui d’avoir un garçon. Ses sourires étaient rares, même avec ses filles. Son tempérament de battante qui ne courbe pas l’échine et sa présence physique se remarquaient. Quand elle marchait dans la rue et qu’elle croisait un mâle, elle ne rasait pas les murs et ne baissait pas les yeux, comme le faisaient les femmes kabyles. Elle se tenait droite comme un I et faisait sentir sa présence.
Comment était-elle arrivée à ce statut de mère veuve avec quatre filles, indépendante, autonome et autosuffisante matériellement, dans un environnement dominé par les hommes ? Elle n’avait besoin de personne. On avait jamais entendu dire que ses filles étaient pauvres ou qu’elles faisaient le ménage, le « baby-sitting » pour aider leur mère, financièrement. On ne la plaignait pas, pauvre Aicha Ath Voutsmar – Meskint- , il faut l’aider. On ne la désignait pas comme une famille nécessiteuse, du village. Pourtant, elle était veuve sans pension de son défunt mari, combattant de la première guerre mondiale. Elle n’avait pas de soutien de ses frères et de la famille des beaux-parents; tous pauvres. Elle n’avait pas de garçon qui l’aurait épaulé.
C’est le parcours atypique de Nna Aïcha qui mérite d’être ‘publié’. C’est une femme en avance sur son temps, par sa conduite dans un milieu traditionnel kabyle, par sa bienveillance et par la sauvegarde de la dignité de ses filles. Elle se sentait investie d’une mission prophétique et sacrée ; celle de les élever dans la dignité, avec ses propres ressources. Toute sa vie était un combat pour ses filles et ses petites-filles à un âge très avancé de soixante ans. Elle prenait les évènements sans leur tournait le dos ; en s’adaptant et en apprenant des métiers qui lui permettaient de subsister. La cassure dans son existence fut un jour de 1948 quand elle perdit son époux âgé de 63 ans environ. Elle avait 36 ans. Ce fut un jour mémorable par la douleur mais aussi par les conditions climatiques. Il avait neigé pendant plusieurs jours sans interruption. Nna Aïcha devint une jeune mère veuve avec ses quatre filles, la cadette avait deux ans et l’ainée seize, dans une société patriarcale dans laquelle l’absence d’un mâle dans une famille ‘de femmes’ pouvait être une source potentielle de désagréments. La disparition de son mari avait entraîné un changement radical pour le reste de sa vie. Elle devait décider de son avenir et de celui de ses filles, seule. Ses frères lui avaient demandé de confier ses filles aux proches parents paternels et maternels de son défunt époux et de revenir à la maison, chez eux, pour se remarier ; elle était jeune. Cette demande l’avait choquée, elle l’avait considérée comme une insulte, une injure. Revenir vivre avec ses frères et ses belles-sœurs en attendant de se remarier et en ‘abandonnant’ ses filles, était un reniement qu’elle ne pouvait admettre, quelles que soient les conséquences. Pour elle, il n’y avait qu’un choix non négociable; celui de rester veuve jusqu’à sa mort pour l’amour de ses filles, même sans ‘protecteur mâle’. Ce choix impliquait, implicitement, une absence d’aide et d’assistance de la part de ses frères. Elle la comprenait et l’admettait, elle avait choisi son destin. De la part de la famille de ses beaux-parents qui était peu nombreuse et très pauvre, elle n’y attendait pas grand-chose.
Consciente de sa situation fragile sans soutien externe de quiconque, elle avait adopté naturellement une stature inflexible, un ton ferme et des dispositions qui invitent au respect. Alors, comment a-t-elle fait pour y parvenir ? De quelles armes disposait-elle pour affronter sa nouvelle vie ? Fort heureusement, elle connaissait son environnement avec ses traditions et ses tabous. Elle était au fait des besoins de ses filles pour ‘survivre’, à l’époque.
Assurer l’autosuffisance alimentaire et la protection de la dignité de ses filles étaient sa stratégie. Vivre de ses propres moyens, apprendre à ses filles de se contenter de ce qu’elles ont et de ne jamais quémander ou se montrer misérables, étaient sa devise. Le sang-froid, la résistance, le courage et la volonté d’accomplir sa mission, étaient ses atouts. Femme au foyer et paysanne travaillant ses terres, elle avait cerné les produits indispensables pour ses filles. Il s’agissait du lait, des olives et de l’huile d’olive, des figues, de l’orge et du blé. Pour les vêtements il fallait des pans de tissu ou de laine. Pour le couchage, il fallait des tapis ‘Ihembial’. Ne pouvant compter que sur elle-même, elle avait exploité toutes les ressources locales dont elle disposait, en l’occurrence ses trois parcelles de terre. Elle avait acheté une vache, des chèvres, des brebis et des poules pour ce qu’elle ne pouvait produire elle-même, le lait, les œufs et la viande. Quant au pétrole pour la lampe (‘ el gaz’), les allumettes, le sel et le savon qu’elle ne pouvait pas avoir avec ses forces, elles les achetait en vendant des œufs, des poules et des veaux qu’elle élevait. Elle avait une solution à chaque besoin. Elle était inventive et imaginative. Quand elle n’avait rien à offrir à manger le soir à ses filles, autres que les figues sèches et l’huile d’olive, elle mettait une casserole pour chauffer l’eau comme si elle allait préparer le repas. C’est pour que ses filles ne constatent pas un absence d’un rituel aussi important qu’une préparation d’un repas, même si de repas il en eut point
Aïcha Ath Voutsmar était tout le temps en mouvement. A la maison, au pied de son métier à tisser et à veiller sur ses animaux. Au champs pour diverses tâches de moisson, de cueillette d’olives, de ramassage de foin. Elle était occupée toutes les saisons. Avant de partir tôt le matin travailler ses parcelles de terre, elle réveillait ses filles pour leur répartir les tâches domestiques à faire à la maison, tel une chef d’équipe. Elle savait déléguer et affecter le travail en fonction de l’ importance des tâches, des capacités de chacune de ses filles. Elle leur faisait confiance et leur apprenait à être responsable en exécutant leur travail sans contrôle ni surveillance. Elle leur apprenait à être indépendante et vivre avec ses propres moyens.
Pendant la guerre de libération, elle n’était pas en reste. Sa maison située en face de celle des ‘Amarouche’, quartier général de la résistance, se transformait en cuisine de préparation des repas pour les combattants de passage à Taddart Nljedid. Elle-même et ses filles étaient mobilisées pour laver leurs vêtements. Elle n’avait jamais revendiqué sa contribution. Pour elle, c’était son devoir.
Au début des années soixante, elle avait marié sa dernière fille. Elle aurait pu vivre avec l’une de ses quatre filles mariées. Ses gendres d’un niveau social supérieur à la moyenne l’auraient accueillie avec joie. Elle n’y avait jamais pensé, elle n’est pas de nature à être une femme à charge de quiconque, y compris de ses filles. Elle avait continué à travailler la laine et à élever quelques brebis et quelques poules pour s’auto-suffire. Elle avait commencé à vivre, à respirer et se sentir délestée de sa charge. Elle était sereine et apaisée. Malheureusement sa vie ‘heureuse’ fût bouleversée une nouvelle fois, cette sérénité et cette liberté étaient de courte durée. Son destin lui avait réservé une mauvaise surprise de taille et la prévint qu’elle devait reprendre une autre mission, celle d’élever ses petites-filles. Elle avait perdu sa fille ainée Thaachourt âgée de vingt-sept ans, laissant derrière elle, trois filles. C’était en 1972. Elle avait assumé et supporté cette douloureuse épreuve qui l’avait ébranlée comme l’était la majorité Iwaquren. Comme à son habitude, elle avait accueilli ses trois petites-filles, les avait élevé et veillé sur leur éducation, jusqu’à sa mort en 1989. La petite fille la plus jeune avait un an et l’ainée dix ans. Son gendre officier dans l’armée, époux de sa défunte fille, lui avait demandé d’assurer leur éducation, il n’avait personne d’autres de son côté. Elle n’avait pas hésité un seul instant, ni demandé l’avis de personne ; elle avait soixante ans. Matériellement, le père avait assuré sa charge de manière remarquable. Il leur rendait visite fréquemment. Elle avait offert à ses petites-filles, ce qui leur aurait manqué si elles étaient avec leur belle-mère. L’affection et l’attention d’une femme de sang. Elles se blottissaient contre leur chère grand-mère et caressaient son ventre qui avait enfanté leur mère. Elles sentaient, peut-être, un parfum, une odeur de celle-ci que ni l’eau avec du savon, ni les rides de cette vieille dame n’auraient altérées.
La vie tumultueuse de Nna Aïcha ne se lisait pas sur son visage qui ne montrait aucun signe de souffrance, de fatigue ou de misère. Même à un âge très avancé, vers la fin de sa vie. Pour elle, travailler n’était pas une corvée, c’était un devoir pour élever ses filles. Elle le faisait consciencieusement, honnêtement et respectueusement. Finir les tâches qu’on lui confiait était une source de satisfaction et joie. Cet esprit était son principal moteur. Femme pieuse, elle avait toujours rêvé de faire son pèlerinage à la Mecque. Ce qu’elle fit en 1979 avec ses propres moyens.
Avant de finir ce récit, je vous cite quelques exemples de réflexe d’une femme d’anticipation et de prévention parmi plusieurs qu’on m’avait rapportés.
– Dans sa maison à taddert Nljedid, elle accrochait derrière la porte une casserole qui servait d’alarme pour la réveiller en cas d’intrusion la nuit et une hache comme arme de défense.
– Quand elle partait dans les champs, elle avait toujours une épingle et du fil à coudre dans son ‘porte-monnaie’ pour recoudre sa robe au cas où elle serait déchirée par une branche.
– En 1957, elle avait insistait pour inscrire ses filles à l’école.
– Enfin, quelques jours avant son décès à Raffour, elle avait laissé un mouton pour le vendre et payer les barreaux d’identification de sa tombe. Ainsi, ses petites filles qui allaient quitter Raffour, reconnaîtraient la tombe de leur chère grand-mère lors de leurs visites.
Son poème
ALHIF DHIRGAZEN A THAMCHOUMT ; ADHWIGADGENI AY DH LEKALA.
OUMAG IRDEN A TSAMZINE ? REBBI AN GA THEDIDH YELLA.
GHORI THAYOUGA IFASSEN ; THIFIYI VAVA ADH YEMMA.
ASKESS AVARNOUS NAGH SIN, ASEKIM DORO AMLAHOUA.
THIS3ACHRA DEG THIT EDH YIMIK; AD3ADIGH MEBLA CHEHA.
MA IGHOUCHIYI REBBI ADCHAGH THIMZIN;
MA OULACH TAM3ICHT EGUIRDEN THALA.
Sans mâles, c’est la détresse, oh l’opprimée ; ce sont eux la rareté.
Quant au blé et l’orge ; c’est Dieu qui en a la propriété.
A ma paire de main, mes parents sont sans égalité.
Elle Tisse un burnous ou deux, les sous tombent sans compter.
Dix doigts dans tes yeux, je passerai avec fierté.
Si Dieu me déteste; j’aurai de l’orge, c’est sa volonté.
Si non la vie avec le blé est à ma portée
Merci beaucoup à Saïd,
En lisant l’article, j’étais submergé tantôt de joie tantôt de colère tant ton récit m’a fait découvrir un côté que je connaissez pas de Djida Aïcha cela me procure encore de la joie.
Tantôt la joie, car je retrouve ton article cher Saïd une qualité de Djida Aïcha que tout être humain aurait aimer qu’on lui reconnaissent : LA DIGNITÉ.
Et tantôt de la colère d’avoir vécu connu Djida Aïcha a un âge où je ne pouvais pas lui offrir l’aide adéquate.
Je te remercie d’avoir écrit ce récit sur Djida Aïcha car c’est la reconnaissance que j’aurai aimé lui dire de son vivant.
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Mon cher Madjid. Je ne connaissais pas Nna Aïcha, mais cette femme dégageait des traits d’une femme différente. Je le sentais. En discutant avec Talhadjt, j’ai appris des choses desquelles j’ai tiré mon analyse et déduit des trait de caractère. C’était un plaisir d’écrire sur elle. C’est ce que je fais sur les autres. Si tu peux les lire pour me donner ton avis, cela m’enrichirait. Merci pour ton retour.
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Mille merci,
Ce récit est une Machine à remonter le temps,en le lisant le coeur s’emballe,les yeux pleine de larmes entre joie et nostalgie je me vois frappant la porte de sa maison, entendant sa voie.
Merci……..
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j ai vécu des très bon moment de mon enfance avec Djida Aicha Atyarhem rabi .
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Une brave femme paix a ton nana Aicha
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Merci d’avoir écrit un si joli récit sur Jida, une femme même après 32 ans de sa disparition reste un exemple de vie et de dignité…
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Qu’elle repose en paix
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